Chapitre 21

Opossums et crapauds

Ils partirent avant l’aube. Le froid semblait terrible, mais il n’y avait plus de glace sur le pont, juste un tout petit peu de givre. Jonathan, qui n’aimait guère frissonner et préférait de loin voler des montres par temps clément, se réjouissait de ce réchauffement de l’atmosphère, en lequel il voulait voir un bon présage. La brise, soutenue, soufflait droit vers l’amont, et ils longèrent les berges du Bois des Gobelins à vive allure.

La ramure des grands aulnes riverains se courbait jusqu’à effleurer l’eau, ombrait le bord moussu et donnait à la forêt un air de forteresse impénétrable, comme si tout, sous ces arbres, n’était que ténèbres, comme si le sol ne voyait jamais l’éclat du soleil. Du lierre s’enroulait autour des troncs, des grappes de mousse vert-de-gris pendaient au bout des branches en dégouttant de rosée. Au sortir d’une courbe du fleuve, ils surprirent un troll qui essayait en vain de matraquer un poisson. Le monstre les vit alors que, plié en deux, il regardait entre ses jambes, le nez à cinq ou six centimètres des remous de l’Oriel. Cette vision inversée dut le paniquer, car il vacilla, battit des bras pour tâcher de conserver son équilibre, et tomba cul par-dessus tête. Il se releva derechef, fou de rage. Dooly le héla et lui fit d’atroces grimaces pour montrer qu’il était au parfum et qu’il avait su, dans son jeune âge, régler leur compte à pas mal de trolls. Mais le monstre brisa une branche d’aulne et la lança de toutes ses forces ; elle franchit toute la largeur de l’Oriel pour frapper la paroi de la cabine. Dooly la renvoya, mais elle ne parcourut qu’une vingtaine de mètres avant de tomber à l’eau. Le troll les avait déjà oubliés et tentait de nouveau d’assommer son poisson.

Sauf cette unique rencontre, ils ne virent que des berges désertes. À l’aller, des hérons arpentaient les hauts-fonds, des castors et des rats musqués édifiaient des barrages. Désormais, le vide et l’immobilité régnaient sans partage. « Quel endroit lugubre, fit remarquer Jonathan au professeur.

— Moins il y aura de mouvement par ici, mieux cela vaudra, répliqua Wurzle. Si tu manques d’activité physique, reviens cette nuit.

— Non, merci. C’est idéal, tant que personne ne suggère d’accoster, d’amarrer le radeau et de partir en exploration. Ces bois ont l’air assez vieux pour être pétrifiés.

— C’est le paradis des cueilleurs de champignons. J’irai y voir, un de ces jours.

— Moi aussi. On n’a qu’à décider d’un après-midi, dans une trentaine d’années. »

Escargot resta à l’intérieur jusqu’au soir. Il sortit une fois, vêtu de sa cape d’invisibilité, en prenant toutefois soin de ne rien transporter. Il expliqua aux autres qu’il était l’« atout en réserve », la « carte maîtresse », et qu’ils étaient trop près de Hautetour pour courir le moindre risque. Il devait y avoir plein de ces drôles de gobelins élastiques planqués dans les parages, et mieux valait éviter d’éveiller leur attention.

Ils mouillèrent en aval de Hautetour, peu après la tombée du soir. Le fromager alluma les lanternes de proue et de poupe, et Wurzle, afin de donner à leur groupe un aspect innocent, chanta deux ou trois vieilles chansons d’une voix de tête fort chaleureuse. Ils se donnaient du mal pour faire accroire qu’ils passaient une nuit ordinaire. Chacun ouvrait l’œil pour guetter d’éventuels gobelins.

Au loin, surplombant les bois noirs et les basses terres marécageuses en amont du village, se dressait l’escarpement baptisé Crête de Hautetour. Sur son sommet s’étendait, voilé par la pénombre, le château qui avait donné son nom au bourg en contrebas. Une pâle fumée s’élevait au-dessus des flèches de pierre de la forteresse, et plusieurs lumières brillaient ici et là aux fenêtres, dont une au dernier étage de la tour dominant les autres bâtiments – géante de pierre grise qu’on distinguait mal de la falaise rocheuse qu’elle masquait en partie. Les disques dorés n’évoquaient que trop des yeux, selon Jonathan, et, alors qu’il regardait les remparts se fondre dans la nuit, la lumière la plus haute s’éteignit puis se ralluma comme pour lui faire un clin d’œil. Il avait beau savoir la sensation absurde, il n’arrivait pas à s’en départir, et décida donc de se désintéresser du château. Les sujets de préoccupation ne manquaient pas.

Vers onze heures du soir, il moucha les lanternes et, suivi de ses amis, gagna la cabine. Chacun alla jusqu’à s’étendre sur sa couchette dans l’obscurité. Ils ne risquaient pas de dormir, même s’ils l’avaient souhaité. La nuit avançait : minuit, une heure, deux heures. Vers deux heures et demie, enfin, Dooly et Jonathan se faufilèrent au-dehors et se glissèrent sur les sièges devant la roue à aubes. Le premier ne cessait de poser un doigt sur ses lèvres en observant le second. « Comme s’il signalait qu’on se montre vraiment très discrets », songea le fromager. Escargot, invisible, traversa le pont, hissa sans bruit les deux ancres, puis s’installa dans une chaise longue à l’avant. Wurzle empoigna la barre, et le radeau entama une lente progression à contre-courant. Seul Achab, qui n’avait nulle envie de batifoler au beau milieu de la nuit, resta dormir dans la cabine.

Ils parcoururent ainsi deux cents mètres. On n’entendait que le clapotis étouffé des pales. Puis ils décrivirent un grand arc de cercle et le professeur les pilota dans l’embouchure du Penchant. Une fois abrité par les arbres et les fourrés qui hérissaient la rive, Escargot saisit une perche et poussa le radeau dans le vif du courant, à l’écart des hauts-fonds qui bordaient les berges. Au bout de quarante mètres, les rochers qui affleuraient et le couvert qui s’abaissait les contraignirent à l’arrêt. Escargot et Wurzle se chargèrent des amarres et – comme Dooly l’avait fait, par chance, cette fameuse nuit à Fort-Rivière – mouillèrent les deux ancres dans l’eau peu profonde. Il ne leur restait qu’à patienter jusqu’au matin.

« On les a dupés, vous croyez ? chuchota Jonathan quand ils regagnèrent la cabine.

— On ne l’a pas dupé, lui, si c’est ce que tu sous-entends, dit Escargot. Du moins pas pour longtemps. Il connaît tout ce qui se passe le long de cette portion du fleuve. Tout, sauf ma présence, bien sûr. Espérons qu’il n’en sait rien. Il y a peu de chances qu’il se soucie beaucoup de vous, si vous me suivez. »

Wurzle grommela une réponse ambiguë, mais le fromager songeait quant à lui qu’Escargot avait raison. La journée du lendemain lèverait cette incertitude. Pour se changer les idées, il fit ce qu’il faisait toujours s’il voulait vaincre l’énervement ou l’excitation et s’endormir – compter les trous d’un énorme gruyère imaginaire. Il en était au quatre-vingt-deuxième quand il commença à s’assoupir. Puis il compta quatre fois le quatre-vingt-troisième, oublia ce qui venait après quatre-vingt-trois, oublia les trous, le gruyère. Le sommeil le gagna. Quand il se réveilla, le soleil était haut dans le ciel.

Si Dooly ronflait encore, Escargot et le professeur étaient levés. Par la porte ouverte, il entendit des bruits de voix sur le pont. Il s’aspergea la figure, se brossa les dents et sortit sans se donner la peine de se raser. À la réflexion, soit il rattraperait son retard d’ici un ou deux jours, soit il se retrouverait captif d’un souterrain quelconque où l’apparence importait peu.

Malgré les nuages bas qui dérobaient la clarté du jour, il ne faisait pas trop froid. La forêt alentour offrait un sous-bois dense en fougères, en plantes grimpantes et en arbustes. Le professeur y émondait un fourré avec une hache, puis jetait les branches et les rameaux les plus feuillus sur le pont. Escargot souffla, d’en haut du mât, semblait-il : « Passe-moi une de ces branches, camarade. »

Jonathan en ramassa une, la dressa contre le mât, et elle lui fut retirée. Il la regarda s’enrouler autour du cordage qui tenait la barre transversale. Il en hissa d’autres, et au bout d’un moment le mât finit par évoquer un arbre. Ils se mirent ensuite à entasser des branchages sur le pont et la cabine. Au bout du compte, il leur fallut peu de temps pour achever cette tâche.

Ils observèrent l’embarcation sous plusieurs angles pour retoucher leur travail et décrétèrent que, du flanc tribord – du côté de Hautetour –, le camouflage était réussi. De l’aval du ruisseau, en revanche, on avait l’impression de contempler des débris végétaux entassés sur un radeau mal dissimulé. Mais ils avaient œuvré de leur mieux. Selon Escargot, il restait trop peu de villageois pour craindre qu’ils découvrissent la supercherie, et les gobelins, futés qu’ils étaient, s’y laisseraient prendre de toute façon. Quant à Selznak, il avait autre chose à faire que de venir se promener dans les bois le long du Penchant. Le radeau était donc aussi bien caché qu’il le serait jamais.

Ils débattirent un moment pour savoir s’ils allaient passer la journée à bord et attendre le crépuscule pour inspecter le village, ou partir sur-le-champ et espionner un peu. Attendre serait plus sûr ; en revanche, de nuit, il serait beaucoup plus ardu d’explorer une contrée inconnue. Cela se réduisit, à la fin, à ce qu’aucun d’entre eux n’avait envie de traînasser. Le sentiment d’anticipation, trop prégnant, ne pourrait que se muer en une inquiétude et un souci néfastes.

Ils se mirent donc en route vers onze heures du matin, le déjeuner serré dans un havresac. Jonathan et Wurzle choisirent de s’équiper de gourdins, et Dooly brandissait ce qu’il appelait son « claque-beignet », un bloc de chêne qui ressemblait plus à une pagaie au manche brisé qu’à une massue. Escargot, lui, ne portait rien, ni arme ni sac, car des objets en lévitation auraient sans doute attiré une attention excessive, mais il tint à ce que son petit-fils emportât aussi un rouleau de corde – article que tout voleur qui se respecte doit à l’évidence posséder.

Ils pataugèrent le long de la berge, trouvant des prises de pied dans les herbes du bord, s’accrochant aux racines et aux buissons. Parfois, ils sautillaient sur des pierres, mais celles-ci étaient si glissantes qu’il y eut bientôt plus d’une botte pleine d’eau. Achab, d’une façon ou d’une autre, caracolait comme sur la promenade en planches de Havreville. Aucune touffe de chiendent et aucun caillou humide n’étaient si minuscules qu’il n’y trouvât un appui. À mi-chemin de l’Oriel, il huma l’air et fourra sa truffe dans les fourrés, puis disparut d’un bond. Le fromager, qui ne voulait pas le perdre de vue, se lança derrière lui en l’appelant tout bas.

Il le retrouva trottinant derrière un gros raton laveur sur une sente qui descendait vers le fleuve. Jonathan siffla, Achab s’immobilisa et regarda le raton laveur s’effacer derrière une courbe du chemin, puis il se détourna et revint sans se presser.

« Eh ! ho ! Jonathan, lança Wurzle depuis la rive par-delà la barrière des fourrés.

— Il y a une piste, murmura le fromager. Elle va vers le fleuve. Personne en vue, sauf un raton laveur. »

Une brindille se cassa avec un bruit sec et deux buissons s’écartèrent l’un de l’autre : Escargot rejoignait la sente. Le professeur et Dooly lui emboîtèrent le pas, en se courbant pour éviter les branches hautes et en écartant les basses. Ils suivirent la piste à la queue leu leu, sur la pointe des pieds, jusqu’à voir le marchepied qui sinuait sur la berge. Dooly grimpa sur un chêne et réussit à monter assez haut pour discerner la route et la forêt alentour. Les trois autres s’accroupirent derrière un amas de ronces dans l’attente du compte rendu de leur vigie. Jonathan trouva que le roncier, qui gouttait encore de rosée, abondait en araignées. Dooly mit cinq bonnes minutes à se glisser au bout d’une branche.

« Qu’est-ce que tu vois ? finit par demander le fromager que les vilaines bestioles agaçaient.

— Une maison, répondit Dooly en chuchotant. Une belle maison ancienne, avec une charrette devant. Les fenêtres du rez-de-chaussée sont toutes bouchées par des planches, mais on dirait que quelqu’un y habite.

— Comment le sais-tu, mon garçon ? s’enquit Wurzle.

— Parce qu’il y a un type qui étend sa lessive. Mais c’est à croire qu’il n’a mis que des chapeaux toute la semaine. C’est tout ce qu’il étend.

— Des chapeaux ? » L’idée de quelqu’un qui s’occupait de chapeaux dans les parages de Hautetour semblait éveiller un lointain écho dans l’esprit du fromager.

« Gosset ! s’exclama le professeur. Souviens-toi du client de la taverne, à la descente, Jonathan.

— Lonny Gosset. Oui, c’est lui. Il travaille du chapeau, s’il continue d’en fabriquer ! Il ne reste plus personne pour les acheter. Et pourquoi diable les étendre sur une corde à linge ?

— Il se peut qu’il vienne de les teindre, suggéra Escargot. Vous connaissez ce gars-là ?

— Je crois, dit Jonathan. Et on peut compter sur lui pour nous aider. Je grimpe sur cet arbre et je jette un coup d’œil. »

Certes, c’était bien là Lonny Gosset le modiste, dans une cour envahie d’herbes folles, dissimulée au fleuve par de petits chênes verts et de hautes citronnelles. Il avait les cheveux bien plus en désordre que dans le souvenir du fromager et, tout en épinglant chapeaux et casquettes à la corde qui ployait sous la charge, il jetait parfois des regards furtifs derrière lui. Dooly et Jonathan virent un opossum au nez d’une longueur stupéfiante surgir des bois. Sursautant, Gosset jeta en l’air une coiffe à la forme bizarre, sans doute un bonnet de nuit. Puis il traversa la cour à toutes jambes, en direction de la maison. L’animal, ridicule sur ses pattes courtaudes, le devança et se plaça entre lui et un bâton appuyé contre la balustrade de la véranda, bâton que le modiste devait vouloir atteindre. Gosset s’immobilisa et toisa avec circonspection l’opossum qui s’arrêtait aussi, et se grattait le nez d’une patte terminée par des doigts griffus. Cette situation d’impasse ne dura guère, car, bondissant de la lisière des bois, surgit alors un énorme crapaud. L’arrivée du monstre mit fin aux dernières velléités de résistances du modiste, qui avança à pas lents vers la porte, sans quitter des yeux les deux créatures. Des caquetages hilares – des rires de gobelins – retentirent sous le couvert des arbres, et Gosset, perdant toute contenance, détala jusqu’à la maison dont il claqua la porte. Le crapaud et l’opossum se perdirent dans le sous-bois, tandis que trois gobelins en émergeaient avec force cabrioles. Sans cesser de rire et de hululer, ils entreprirent de décrocher les chapeaux et de les fourrer dans un sac. Jonathan aperçut le modiste à une fenêtre du premier étage ; il regardait ce pillage organisé, et ce sabotage, car les gobelins, leur forfait accompli, arrachèrent la corde à linge, la roulèrent en pelote et la jetèrent au fond du puits. Ils ne cessaient de brailler, de caqueter, et se disputaient l’honneur de jeter la corde à grand renfort de bousculades et de pinçons. Enfin, tous affublés d’un des chapeaux de Gosset, ils bondirent dans la forêt en jacassant comme des pies.

Une fois descendu de l’arbre, ainsi que Dooly, Jonathan rapporta la scène à Escargot et Wurzle. Lorsqu’il mentionna l’opossum, le jeune homme intervint pour préciser que c’était une de ces bêtes qui portaient leurs petits dans une cuiller. Le fromager se rappelait avoir vu dans une encyclopédie un dessin de trois bébés opossums sur une cuiller, mais ce n’était visiblement pas le cas du professeur, car il gratifia Dooly d’un regard perplexe.

« Le pauvre est idiot, décréta Escargot. Perdre la boussole à la vue d’un opossum et d’un crapaud ! Peut-être que toi, tu peux compter sur lui, mais ça ne doit pas être un cadeau.

— On a une chance, contra Jonathan. À l’évidence, il n’a aucune accointance avec le nain.

— Tout à fait, appuya Wurzle. Et Gosset est un bon gars. Nous ne pouvons pas l’abandonner.

— Je veux un de ces chapeaux orange, déclara Dooly.

— Alors tu l’auras, fiston, convint Escargot. Même si je crois que c’est de la folie douce, chapeau ou non. » Sur ce, les quatre compagnons s’en furent à travers bois, en direction du domicile de Lonny Gosset.